Les Irresponsables qui ont porté Hitler au pouvoir, de Johann Chapoutot

Quand les élites trahissent la République

Il est des livres qui ne racontent pas une époque : ils la mettent en accusation. Avec Les irresponsables qui ont porté Hitler au pouvoir, Johann Chapoutot ne décrit pas seulement l’effondrement de la République de Weimar — il exhume les mécanismes d’un suicide politique, les noms, les visages, les logiques d’un abandon. En historien rigoureux et en citoyen inquiet, il convoque le passé pour éclairer les trahisons du présent.

Contre la fable de la fatalité

Depuis des décennies, une formule s’est installée dans l’imaginaire collectif : « Hitler est arrivé au pouvoir par les urnes. » Chapoutot démonte patiemment cette légende. Non, Hitler n’a jamais été élu. Le parti nazi n’a jamais obtenu la majorité absolue au Reichstag. Ce n’est pas le peuple qui l’a porté — mais une alliance d’intérêts, une décision d’en haut, une machinerie institutionnelle tordue à des fins partisanes.

Le livre montre comment, dès 1930, la République de Weimar cesse d’être parlementaire. Le gouvernement gouverne par décret, sur la base de l’article 48 de la Constitution. Le pouvoir bascule dans l’entourage présidentiel. C’est là, dans ce que Chapoutot appelle la Camaria, que se décide tout : une poignée d’hommes issus des vieilles élites économiques, militaires, aristocratiques — et terriblement sûrs d’eux.

Une galerie de portraits : l’histoire à hauteur d’hommes

Ce qui rend le livre si saisissant, c’est son parti pris : raconter l’histoire à travers les figures clés du désastre. Heinrich Brüning, Franz von Papen, Paul von Hindenburg… Ce ne sont pas des monstres, ni des pantins : ce sont des hommes, avec leurs certitudes, leurs lâchetés, leurs calculs de classe. Chapoutot les traite comme des irresponsables au sens plein du terme : ni innocents ni coupables, mais étrangers aux conséquences de leurs actes.

Brüning applique une politique de déflation austéritaire, aggrave la crise, puis s’enlise. Von Papen pactise avec l’extrême droite, convaincu qu’il pourra la dompter. Hindenburg joue le chef d’État tout en défendant ses intérêts fonciers. À travers eux, Chapoutot décrit la manière dont une caste sociale — celle des "meilleurs", des "éclairés", des "naturellement appelés à gouverner" — saborde la démocratie pour préserver ses privilèges.

Quand les élites "raisonnables" cèdent à la violence

Le livre est traversé par une obsession : comprendre pourquoi des élites conservatrices, supposément modérées, ont préféré le chaos fasciste à la réforme sociale. La réponse n’est pas morale, mais politique. Ces élites partagent, dès les années 1920, une vision du monde nationaliste, antisémite, anticommuniste, et social-darwiniste. Les nazis ne les choquent pas tant qu’ils dérangent : ils disent tout haut ce que d’autres pensent tout bas.

C’est ainsi que les grandes banques, l’industrie lourde, les propriétaires terriens en viennent à financer le parti nazi. Chapoutot retrace avec précision les moments-clés de ce basculement : le discours d’Hitler devant les patrons à Düsseldorf, la réunion secrète chez le banquier von Schröder, le chèque final du 20 février 1933. La collusion est documentée, assumée, cynique.

L’histoire comme outil de lucidité

Mais Les irresponsables n’est pas un livre sur les années 30. C’est un livre écrit en 2025, après le vote de la loi immigration, dans un moment où l’extrême centre semble glisser sans frein vers l’extrême droite. Chapoutot ne cache pas son trouble : il revendique une analogie. Non pas pour plaquer le passé sur le présent, mais pour interroger les structures sociales et les logiques de pouvoir qui se répètent.

Il ne dit pas que Papen est Macron, ni que Hugenberg est Bolloré. Il dit que certains comportements, certaines rationalités politiques — ce refus de voir, cette certitude d’être les seuls responsables — traversent les époques. Il propose une méthode : penser par blocs, comparer par fonctions, décrypter les intérêts qui s’agrègent contre le bien commun.

Un livre d’histoire, un acte politique

Ce qui impressionne, au fil des pages, c’est la maîtrise des sources, la précision pédagogique, mais aussi la colère contenue. Chapoutot écrit en historien, mais aussi en homme de son temps. Il démonte, avec calme, les fables qui protègent les puissants. Il montre comment le droit a été tordu, comment la Constitution a été utilisée contre la démocratie, comment les élites ont déserté la République.
Ce faisant, il pose une question brûlante : et nous, aujourd’hui, que tolérons-nous au nom de la stabilité ? Quels renoncements acceptons-nous par "réalisme" ? À quels extrêmes sommes-nous prêts à nous allier pour rester au pouvoir ?

Verdict

Les irresponsables qui ont porté Hitler au pouvoir est un livre salutaire. Il ne cède ni à l’indignation facile ni au raccourci historique. Il prend le temps de nommer, de situer, d’analyser. En cela, il fait œuvre utile. Pas pour faire peur — mais pour réveiller.
Dans un monde où l’on feint encore de découvrir que la démocratie peut mourir sous les applaudissements, ce livre rappelle que le pire n’est jamais inévitable. Il suffit de quelques hommes, bien placés, persuadés d’avoir raison seuls.

Jean-Baptiste P.

Je m’appelle Jean-Baptiste, étudiant en lettres (mais je vous jure, je lis aussi autre chose que des classiques poussiéreux). J’écris sur ce qui me fait lever les yeux, tendre l’oreille ou froncer les sourcils : un album, un bouquin, une idée qui dérange.
Sur Pangee, je cherche pas à tout savoir — juste à mieux comprendre, en écrivant comme on parle à un pote un peu curieux. Et si je peux glisser une référence à Bashung ou Annie Ernaux au passage, c’est encore mieux.

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