Le retour du roman engagé : la littérature comme arme sociale ?

Il ne s'agit plus seulement de divertir. Depuis quelques années, le roman semble avoir retrouvé une ambition plus vaste : celle d’intervenir dans le débat public, de bousculer l’ordre établi, de réactiver sa dimension politique. En France comme ailleurs, la littérature engagée connaît un retour remarqué. Mais que recouvre exactement ce terme ? Et peut-on encore parler d’“engagement” au XXIe siècle sans sombrer dans la posture ou la leçon de morale ?

Des fictions en prise directe avec le réel

En 2023, les ventes de romans à forte portée sociale ont progressé de 20 % en France (1). Trois des dix meilleures ventes de fiction cette année-là abordaient frontalement des enjeux collectifs : la justice (Le Cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier), la mémoire coloniale (L’Inconnue du Portrait d’Alice Zeniter), ou les fractures identitaires (Les Enfants endormis d’Anthony Passeron). Ce n’est pas un épiphénomène français. Aux États-Unis, les publications classées comme “political fiction” ont bondi de 17 % en un an (2). En témoigne le succès transatlantique de romans comme How Beautiful We Were d’Imbolo Mbue ou The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson (3).

Ce retour du roman à message répond à une époque saturée de crises : sociales, climatiques, identitaires. Les écrivains, loin de se réfugier dans une tour d’ivoire esthétique, investissent ces failles pour en faire matière romanesque. La figure de l’auteur engagé évolue, s’ouvre, se nuance. Les nouvelles voix — Faïza Guène, Kaoutar Harchi, Mohamed Mbougar Sarr, Édouard Louis — utilisent la fiction comme loupe, mais aussi comme miroir. Le personnel y devient politique, et inversement.

Loin du roman à thèse, une littérature du doute

Ce qui distingue le roman engagé version 2020 de celui des années 1950, c’est sa forme. Loin du manifeste ou du roman à thèse, le récit engagé d’aujourd’hui est souvent hybride : polar, essai narratif, chronique judiciaire ou autofiction. Sandra Lucbert, dans Personne ne sort les fusils, écrit le procès France Télécom comme un théâtre du langage néolibéral (4). Annie Ernaux, prix Nobel 2022, érige la mémoire intime en archive collective (5). Même les classiques se réactualisent : Zola se lit à l’aune de #MeToo, et Victor Hugo revient en force dans les programmes scolaires (6).

Cette évolution interroge aussi les professionnels du livre. Libraires et éditeurs doivent jongler avec des catégories poreuses. Entre littérature, témoignage et essai, où classer ces ouvrages ? Faut-il craindre une “moralisation” du champ littéraire, au détriment de l’ambiguïté, du style, du non-dit ? Ou saluer au contraire une reconquête de l’espace public par des formes sensibles, capables de dire le réel autrement que les chiffres ou les tribunes ?

À une époque où le politique semble de plus en plus technique, le roman retrouve paradoxalement une fonction essentielle : porter la parole des invisibles, incarner des conflits, ouvrir des brèches. Pas pour donner des leçons, mais pour poser des questions. Pas pour imposer une vision, mais pour raviver le doute, l’empathie, la friction. Bref, réapprendre à lire ensemble le monde.

Sources

(1) Syndicat national de l’édition, Bilan 2023 du marché du livre
(2) Publisher’s Weekly, “Political Fiction Sales Trends”, mars 2024
(3) The Guardian, “Why are political novels booming again?”, 2023
(4) Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020
(5) Annie Ernaux, Discours Nobel, décembre 2022
(6) Centre national du livre, Observatoire de la lecture publique, rapport 2023

Henri L.

Je suis Henri L., 56 ans, fonctionnaire dans une collectivité locale dans le Nord et observateur attentif de la vie culturelle depuis plus de trois décennies.
Lecteur assidu, mélomane fidèle et curieux de tout ce qui fait sens, j’écris sur Pangee Media pour prendre le temps de penser le monde autrement, loin du flux et des raccourcis.
Ni nostalgique ni blasé, je crois à la force des récits, à la clarté des idées, et à la culture comme espace de transmission.

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